Nos corps n’oublient rien1… et c’est bien le problème.
Grognon est une revue qui naît de différentes envies et exaspérations. Envies d’écriture, frustrations de corps meurtris qui ne font jamais tout à fait ce qu’on attends d’eux. Les galères et embûches sont devenues un running gag entre nous : quel est le prochain qui va tomber ?
Avoir le Covid, s’occuper d’un parent malade, apprendre l’AVC de son père, être en béquilles deux mois pour un problème de genou, perdre sa mère, avoir encore le Covid, attraper la dengue au retour du Brésil, se fracturer le bras et se faire opérer en urgence à cause d’un accident de vélo (survenu en partant d’une réunion du collectif), avoir pour la 3eme fois le Covid, avoir tellement l’habitude de vivre dans un corps qui se dérobe que finalement une affection chronique depuis l’enfance s’emballe sans qu’on s’en rende compte, devoir apprendre à lire entre les lignes de retours médicaux qui commencent tous par : vous devriez perdre du poids. Et toujours avoir mal, un peu, beaucoup, à la folie.
Au départ, l’idée était de monter un atelier d’écriture, sans cadre ni but précis, jusqu’à ce que nous rendions compte que toutes nos réunions commençaient par des discussions sur nos corps, des échanges de trucs pour gérer la douleur ou autre chose, des récits d’errances diagnostiques, des adresses de praticiens. Écrire sur les corps et la santé est apparu une sorte d’évidence : nos récits de nos galères respectives, ce bulletin météo pouvait prendre tout le temps de nos rencontres, on voulait écrire sans savoir trop sur quoi, mais notre sujet était là, au cœur de nos échanges. Nos corps, leur bonne ou mauvaise santé, dictaient le rythme et le contenu de nos rassemblements, et écrire à ce sujet nous semblait très motivant.
Pourquoi Grognon. Parce que c’est notre mood quand on se réveille, qu’on a mal et qu’on est fatigué·e·s dès le matin, après une nuit d’insuffisant sommeil. Parce que le parcours d’errance, c’est pénible et ça mets en colère. Parce que certains ont eu le scalpel lourd, d’autres ne nous ont pas écouté, parce que les infirmières n’en peuvent plus, parce que les urgences sont débordées, parce qu’il est difficile de faire des projets, parce que les traitements ont des effets secondaires, les raisons de râler s’accumulent.
L’une et pas des moindres raisons de râler, c’est qu’on vit dans une société ou il faut être en santé pour bien produire, alors même que le travail, le rythme frénétique général de la société nous maltraite et nous abîme tous. Aujourd’hui, il faudrait, même quand nous sommes encore plus malades que la chronique, se remettre au travail. Mais bien sûr.
Parce qu’en plus de tout ce qu’on vient de dire, on hérite des récits familiaux et on a tous les trois vu ce que le travail a fait à nos entourages, ce que vivre au travail malade ou avec un handicap veut dire. Parce qu’on a vu nos proches soigner leur douleur ou leur mental comprimé à coup d’alcool, cet automédication qui souvent s’ignore, on a vu aussi l’épuisement d’amis, de collègues. On a vu ce que le SIDA, le cancer, le COVID etc. fait et on ne comprends pas pourquoi ces scandales ne sont pas sur toutes les lèvres, sont tus, sont cachés sous le tapis.
Parce que nous devons continuer à avancer, même en dépit d’inégalités explicites, pour essayer de ne pas rater le train de la vie. Il y a une course effrénée pour monter dans ce train qui passe sans s’arrêter à la gare et chacun l’attrape comme il peut, certains qui se jettent sur la surface mouvante, s’accrochent à sa carcasse, d’autres qui se projettent sur le verre froid en cassant les fenêtres avec leur tête, tout ces gens en l’envahissant, le train, d’autres un peu plus costauds qui forcent la porte jusqu’au bout de leurs forces, finissent par tomber sur les rails. Tout ça se passe à l’extérieur du train tandis que certains contemplent le spectacle tout simplement parce qu’ils sont déjà à l’intérieur, confortablement assis en première classe.
Alors on va grogner, d’abord sur ce site web et via notre newsletter, avec comme horizon, la publication de nos grogneries sur papier. Pour ce premier numéro qui va se décliner sur plusieurs semaines, on a déjà xx semblables grincheux qui ont accepté de livrer leurs contributions à notre revue, qui prends la maladie par son côté artistique et littéraire.
– Grognons les camarades, grognons ! On se retrouve dans la salle d’attente de la révolution pour la des-utopie des corps !
« Mon corps, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps. Mon corps, topie impitoyable. Et si, par bonheur, je vivais avec lui dans une sorte de familiarité usée, comme avec une ombre, comme avec ces choses de tous les jours que finalement je ne vois plus et que a vie a passées à la grisaille ; comme avec ces cheminées, ces toits qui moutonnent chaque soir devant ma fenêtre ? Mais tous les matins, même présence, même blessure ; sous mes yeux se dessine l’inévitable image qu’impose le miroir : visage maigre, épaules voûtées, regard myope, plus de cheveux, vraiment pas beau. Et c’est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette cage que je n’aime pas, qu’il va falloir me montrer et me promener ; à travers cette grille qu’il faudra parler, regarder, être regardé ; sous cette peau, croupir. Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné. »
(Michel Foucault, Le Corps utopique, les hétérotopies, éditions Lignes, 2019. )
Peggy, Manon et Flavio
(team Grognon)
- Le corps n’oublie rien (le cerveau, l’esprit, le corps dans la guérison du traumatisme), Bessel Van Der Kolk, Pocket éditions 2021. ↩︎