Bavarde

Elle est assise au milieu de la banquette, dans la salle d’attente, avec ses cheveux gris brillants et son nez légèrement courbé. Elle se tient au bord du siège, à côté d’un jeune homme en survêt et fausse casquette Gucci : il travaille posté de nuit, sauf pendant les fêtes où il est du matin. Elle n’arrête pas de parler. La femme à sa gauche, la tante du jeune garçon, soupire et lève les yeux au plafond en resserrant le papillon qui retient ses cheveux. Ils ne disent rien, elle parle pour eux et pour tous les autres.

Au Luxembourg, maintenant la fumette est légalisée et en Belgique aussi alors quand on habite au pays des trois frontières, c’est la plaque tournante pour ces choses là. Et toi, tu fumes ? Non, je ne bois même pas d’alcool. Et ton frère ? Non plus.

Puis la pesanteur mutique occupe à nouveau l’espace de l’attente. L’attente de son tour, l’espérance des nouvelles, la crainte de la fin. L’inquiétude, l’ennui, le chagrin.

Pour arriver là, il faut venir en transport en commun et ça met des heures, debout, dans les odeurs de sueur, à être bousculé par les étudiants, et les employés de bureau qui se ruent vers leur train. On est au bout du monde, sur un plateau excentré, au milieu de rien, dans ce qui fut le parc d’un ancien château qui se tient encore là, perdu au milieu des échangeurs automobiles, entre les autoroutes et les voies rapides. Impossible de venir à pied ou à vélo ici, entre les péages et les itinéraires bis, le mieux, c’est la voiture, même si c’est la guerre sur le parking géant payant et que c’est beaucoup trop cher, pour les visiteurs, comme pour les employés, pas de tarif négocié, pas de place réservée, le premier arrivé, le premier garé. Le château, qui accueillait des classes vertes et des colonies de vacances se tient isolé entre les nouveaux bâtiments structure acier, plateaux béton, enveloppe de verre et les champs cultivés.

Quand l’air devient trop lourd de silence, elle reprend. Vous savez ce vous allez faire après, je veux pas dire mais enfin, comme la réa c’est pas la première fois. Tu es seul ? Tu as des amis, ah, même une petite copine, ah, c’est bien ça, un moment comme ça quand t’as pas de soutien c’est encore plus dur. Parce qu’il y a beaucoup de choses à faire, tu verras, moi à ma fille, je lui ai déjà tout préparé, voilà, on me brûle et on en parle plus. Quelle tristesse de finir là dedans. Cinquante ans.

Une fois garé, il faut traverser cette immense plaine battue par les vents glacés en toutes saisons. Une fois escaladée la passerelle en métal, franchissez les portes battantes de l’entrée : vous arrivez sur un hall qui ressemble à celui d’un aéroport, des fauteuils ça et là pour attendre, un guichet d’accueil, un autre pour s’abonner à internet et à la télévision et un peu plus loin, l’espace cafétéria–cadeau–presse et le service des admissions.

Lumineuse grâce à ses immenses baies vitrées, l’antichambre du C.H.U. a la démesure du bâtiment : trop grande, trop froide, trop vide. Le moindre son y résonne en spirale et vous écrase, déjà que vous prenez la mesure de votre petitesse sous le toit de cette cathédrale inhospitalière. Vous arrivez l’angoisse vous tordant le ventre, et rien n’est fait pour vous rassurer. Vous vous perdez malgré les plans, la signalétique, les flèches, les routes de couleur, suivez la ligne jaune, rouge, verte. Vous demandez à nouveau votre chemin à l’accueil et parcourez des couloirs et encore des couloirs puis vous descendez, tel Jonas, dans les entrailles de ce monstre surdimensionné. Vous priez pour être vite recraché. Tuyaux, couloirs, flèches, porte coupe feu, et on recommence. Ne prenez pas le couloir de la morgue et tournez à droite, c’est l’USC-USI.

Il y a beaucoup de gens dans cette petite salle en coin, une sorte de sas avec une sonnette pour entrer et une autre sonnette pour appeler. Il y a là une femme âgée, puis celleux à qui la bavarde tient compagnie et trois autres familles.

Elle continue à bavasser mais plus personne ne l’entend. Un des frères de la famille assise à gauche de l’entrée ressort du service. Il semble à bout, il porte des affaires dans un sac plastique, sa copine qui lui tient le bras a rétréci depuis tout à l’heure. Personne ne dit rien, ils mettent tous leurs vestes. Le grand-père qui porte seulement un pull militaire vert, les rejoint, les larmes au bord des yeux. Ils saluent tout le monde de la tête, le grand-père enfile son bonnet de marin, ravale un au revoir et recrache sa dignité et ils sortent. Elle en profite pour se lever. Elle nous informe qu’elle va chercher un café au grand soulagement de tous.

La femme un peu âgée est là seule, elle s’appuie sur une canne. Elle est là depuis longtemps, avant tout le monde. Elle soupire : ils m’ont oublié ou quoi ? Je n’ai jamais eu à attendre aussi longtemps. Elle sonne à nouveau et dit son nom. Les infirmières : on est en train de s’occuper de lui, on va venir vous voir. Elle revient s’asseoir et s’écroule. C’est pas bon signe. Il y a une petite salle sur la droite, si discrète que c’est la surprise quand elle s’ouvre. Un médecin se tient sous le chambranle : venez madame, je vais vous expliquer ce qui se passe. Un « ça ne va pas » reste suspendu dans l’air. La porte se referme sur la salle d’attente.

Elle est revenue. Casquette Gucci ressemble à un pneu trop gonflé, prêt à éclater. Mais tu habites où ? Ah oui, c’est trop cher au Luxembourg, alors tu reviens tous les jours en France, c’est pas trop dur, elle est dangereuse cette autoroute, ils parlent de l’agrandir, il y a trop d’accidents. À ces mots, dans l’autre famille au milieu, quelqu’un éclate en sanglots. Ils entourent un homme d’une soixantaine d’année, enfoncé dans un caban bleu foncé à double boutonnage, le visage froissé par des années de cigarettes, peut-être un peu trop d’alcool aussi. Il ne bouge presque pas, de temps en temps, un spasme le prend, une toux sèche et il redevient de marbre. Pas de larmes. Juste le corps comme un bloc qui se tient là, et qui attend.

Alors, elle s’arrête un peu de parler, mais ça ne dure pas assez longtemps. Il y une pile de réservoirs vides pour la fontaine à eau, alors… Tu sais que ça peut périmer l’eau dans ces bouteilles, surtout au soleil, et l’eau périmée n’est pas bonne à boire. La porte s’ouvre. Mr et Mme Schneider ? Gucci et sa tante se lèvent, suivent l’infirmière dans le service. La bavarde se tait alors et puis s’en va.

Le silence revenu pèse sur la dernière famille, celle assise à droite. L’un des frères scrolle sans fin, tandis que la sœur fait semblant de lire. On leur a dit qu’ils devaient attendre la fin des soins et la visite du médecin. Ils s’impatientent. Le deuxième frère se lève, essaye de marcher dans la pièce, mais elle est trop petite. Il sort. Dans le couloir, il croise un homme étrange, avec des lunettes énormes, un pull à l’effigie de Johnny – à nos promesses, le dernier road trip, qui lui demande si c’est bientôt son tour. Un infirmier qui passe par là presque en courant dit : monsieur Jacques, retournez dans la salle d’attente au fond, ça ne sert à rien de venir par ici et disparaît. Alors, le frère lui répète poliment comme si il était le seul à avoir entendu, « monsieur, allez vous asseoir dans la salle là-bas ». L’homme ne bouge pas, il est hagard, hésitant et nerveux, fatigué et triste. Deux autres personnes en blouses blanches traversent le couloir. L’homme les arrête : est-ce que c’est bientôt mon tour ? On entend des cris étouffés, des sanglots rentrés venant de la salle d’attente dans le couloir au fond. Le frère sonne pour retourner dans le vestibule des soins intensifs, car l’atmosphère y est certes lourde, les visages fermés, mais dans ce couloir, où se reflètent les lumières du ballet des ambulances, c’est pire.

Le timing est parfait, car une aide soignante vient les chercher. Une fois la porte du sas passé, il y a du bruit partout, des bips et d’autres bips, la succion des respirateurs et de l’oxygène, les talons des chaussures de travail des infirmières qui courent, des odeurs d’antiseptique, et celle de la maladie partout dans le froid climatisé du service.

Il est possible de venir ici jour et nuit, mais la durée des visites est très limitée sauf si le personnel pense que parler aux comateux peut les aider à revenir de là où ils sont. Il y a ici des accidentés de la route, des malades du COVID, des arrêts cardiaques, des vieux déshydratés, tous sous respirateurs artificiels. Dans chaque salle, il y a un moniteur qui permet de suivre les constantes de tous les patients de l’aile.

Les heures défilent sans qu’on s’en rende compte. Planent l’espoir que ça ne soit pas si grave et la tristesse et la douleur qui se disputent avec l’ennui. Ici et là des gens parlent à d’autres qui sont peut-être déjà morts. Les êtres aimés ne sont plus que des corps et les corps ont leur logique propre de frémissements et de sursauts automatiques. Et subitement une partie de l’équipe médicale se met à courir, on entend de l’agitation. Puis le calme revient, il est temps de sortir.

Sur le parking, l’homme en caban marin cherche sa voiture, mais bordel, il était sûr qu’elle était ici. C’est quoi comme voiture ? Elle a quelle couleur ? Bleu nuit, on y voit rien avec leurs LED jaunes, c’est pas celle-là, ah mais si. Il remercie ces gens avec qui il a passé une partie de l’après-midi. À demain, peut-être.

Peggy Pierrot enseigne à Bruxelles, écrit dans des trains, des salles d’attente et sur des marches d’escaliers. Les aventures éditoriales ne lui ont jamais fait peur, de Mélanine à Minorités et aujourd’hui Grognon et Curseurs. En marge de tout cela et d’autre chose, elle aime aussi beaucoup lire à voix autre devant un public, parler derrière un micro et pousser des disques à la radio.


Grognon