Retourner le regard comme une peau

*

« Il faut bien des infiltréexs ». En une phrase, elle me convainc d’accepter le job. Elle est forte.

Ça fait quelques années que je me frotte aux souvenirs confus de la chambre où on m’a enferméex. J’étais mineurex. 17 ans et 11 mois. Je ne sais pas exactement combien de temps ça a duré. Ni dans quelle ville de banlieue parisienne se trouvait l’hôpital. Ni quel diagnostic on m’a accolé. Parfois, ça turlupine. Ça hante, ça rôde. Ce que je sais, c’est qu’al n’y avait plus de place chez les ados, alors on m’a shootéex et verrouilléex, pendant plusieurs semaines. 4, 5, 6, 7, c’est pas clair. Après, silence. Honte. Trou dans le CV et dans ma tête. Quand je gratte, ça revient mais c’est moi que ça fore. Gobelets en plastique sur les plateaux. Pyjama. Pilules sans noms qui transforment l’entour en brouillard et le temps en brume. Sol qui se dérobe. Violence. Humiliations. Coercition. Mouvements très concrets, mots très distincts. Une fois dehors, je me promets de leur échapper. Bien plus tard, un ami qui entend des voix meurt au bout d’une corde, alors que je me respiritualise. Je l’apprends par Messenger. Dévastéex et à l’autre bout du monde, ne pas arriver à pleurer. En tenir la psychiatrie pour responsable. Elle, qui camoufle sa brutalité sous le visage douceâtre du soin.

Quand on me propose un poste en tant que « professionnellex de la santé mentale », je suis rétifve. Mais m’infiltrer, ça me va. Même si, honnêtement, on n’a pas la dégaine d’un caméléon, moi et ma rage qui brûle aux pieds. Inconfort. Travailler un temps dans cette équipe, marteau-piqueur dans une main, crochet à dentelle dans l’autre. Chercher les brèches. Les percer, parfois.

Je rencontre des prixses au piège. Des genxtes belleaux, dignexs, malinexs. Des genxtes qui m’enseignent en traçant des chemins. On essaie de desserrer les mailles, ensemble. Remporter des petites victoires. Joies incommensurables. Certans pointent mes limites, aussi. Me renvoient dans mes cordes. Me gourer, ne pas être adéquaxte, m’en vouloir. Traquer lea tyran en moi. Essayer de faire contre-malgré-avec ce que ça produit.

Chaque jour, 2 à 5 univers. Chez elleux, à l’hôpital, en terrasse. Les retrouver là où iels sont. Les suivre. Cosmogonies. Les soirs où ça résonne trop dedans, j’écris ou je chante. Pour que ça puisse exister quelque part, autre part.

*

Retourner le regard comme une peau. Je ne sais plus d’où vient cette comparaison. Si moi, je te regarde, toi, que vois-tu ? La question d’Adèle Haenel dans le film de Sciamma. Comment regardent-iels le monde qui les regarde, ces genxtes que j’accompagne ? Comment l’agencent-iels et qu’ont-iels à en dire ? Ce gars, à qui on hurle à 3 cm de la face que s’il continue, on va lui couper la jambe ? Cet autre et sa douleur métaphysique, son chien noir qui lui étripe les entrailles ? Cette jeune, dont les émotions sont comme des champignons qui décalent ses os et qui cherche à réparer ce qu’elle trouve défaillant avant de se disposer à relationner ? Qu’ont-iels à dire du monde ? Qu’ont-iels à me dire, à moi ?

Retourner le regard comme une peau.

*

Le jour même, il m’envoie des messages alors qu’il est en train de se pendre. L’ambulance arrive avant qu’il ne meure.

Depuis nos bureaux en blanc et gris, j’ai les mains qui tremblent. Le médecin de l’équipe et moi, assis face à une table moche où trône une machine à café.

« Combien de temps ça prend, de mourir par pendaison ? » je lui demande, les yeux rivés sur mon GSM.
« Mieux vaut ne pas poser ces questions »
« Mais je te la pose »
« Pas longtemps »
« J’espère qu’il est encore en vie. En même temps, c’est mieux de pas mourir pendant trop longtemps »
« C’est vrai. »

Je ne sais pas, si c’est la vitesse du parcours des abysses ou juste le fait que, déjà, si jeune, il en soit accablé. Mais ça ressemble à ça, le temps.

*

Devoir expliquer à un monsieur ce que la psychiatrie pense de lui. On en arrive là quand il ose demander au docteur « à quoi ils servent, mes médicaments ? ». 30 ans qu’il en prend et il ne sait pas l’effet que les autres en attendent. Sa question met à nu l’œil scrutateur et altérisant qui, soudainement, se tortille sur sa chaise et répond « c’est contre votre agressivité ». Je l’observe se racrapoter, ce psychiatre. Incapable d’assumer les lignes tracées par son stylo et celui de ses prédécesseurs. Je le trouve minable dans sa lâcheté et sa mauvaise conscience. Risible, qu’il sache à quel point la manière dont il découpe le monde est indiciblement cruelle pour celleux qu’il prétend soigner en les scindant. C’est dans son dandinement, que je peux m’insérer. Je rétorque « pour l’Haldol, oui, on peut dire ça. Pour le reste, le Zyprexa et le Tegretol, al me semble que c’est lié à autre chose, quand même ». Il s’enfonce dans son fauteuil, sa tête se baisse en direction du sol.

Je m’adresse au monsieur et explicite la toile de lecture où on l’a englué : « Tu sais ce que ça veut dire, schizophrénie ? » « Non » « Bon, bah, la schizophrénie, c’est un mot qui désigne un truc que certains nomment psychose. Je ne sais pas ce qu’a observé ou cru voir la première personne qui t’a posé ce diagnostic, je n’étais pas là. Mais al se trouve que cette personne a jugé que ton réel n’était pas celui qu’il estimait être partagé par les autres, dont lui. Donc pour, dirons-nous, rétrécir l’espace entre ce qu’il estimait être ton réel et le sien, il t’a donné des médicaments ». Je ne commente pas l’aberration, j’espère que le dandineur en prend note mentalement. Et qu’il se donne l’occasion de s’interroger sur l’absurde que je viens de déplier.

*

C’est notre dernier rendez-vous. Je ne le sais pas à l’avance. Moins de messages. A., parfois, elle plisse les yeux comme si elle voulait voir à travers toi. Elle est myope. Elle dissipe les flous. Son froncement débarque toujours au moment où elle semble essayer de deviner l’intention derrière les mots.

Je l’ai rencontrée à une table de café. Ça a pris des mois et plusieurs annulations pour qu’elle nous dise où elle habite, puis qu’elle nous y laisse entrer.

C’est monté, c’est monté les angoisses. En boucle. Les appels. « Ils essaient de supprimer mon existence. Ils essaient de me piéger. Ils m’ont salie dans mon dossier. Je sens comme s’ils contrôlaient mon cœur, que j’avais un bracelet autour du cou, prêt à m’électrocuter. Je veux aller porter plainte à la police ». Je me suis trouvé complètement démuniex, ce jour-là. Pas le temps de l’accompagner. Elle décide d’y aller seule. De demander de l’aide, sous cette forme-là. Le poste la renvoie bouler. Ils ne comprennent pas qu’ils pourraient l’enregistrer, sa plainte. Peut-être que ça desserrerait le collier, qui sait ? Mais on n’écoute pas les fous, on appelle les médecins. Y’a autre chose à foutre que de remplir des papiers.

Deux jours plus tard, elle est à l’hôpital. Elle s’y rend, là aussi, seule. Malgré sa défiance. 
« Les psychiatres, ils essaient de me tuer ». Ça, ça fait partie de son monde. Et elle l’articule. « Ils essaient de me contrôler. Mais ils savent rien. Ils veulent juste mon argent, me filer des médocs et puis ciao. Ils veulent bien mon argent mais ils veulent pas de ma maladie ». C’est comme ça qu’elle l’appelle. « Sa maladie ».
« J’aurais dû écouter mon père. Il m’avait avertie. »

Cachets, ça redescend. Plus de collier électrique. Rapidement cependant « ça va pas, mes médicaments. J’arrive plus à dormir. J’arrive plus à me calmer ». Elle avertit l’équipe « soignante ». Rien ne change. C’est pas à elle de décider. Puis, un jour, ça part en live. Une infi lui répond avec condescendance. Elle rétorque, elle s’énerve. On l’attache à un lit. « Ils étaient à 10. Ils m’ont piquée de force. Ils m’ont traitée pire qu’un animal. Ils m’ont laissée seule dans une pièce, sans mon Ventolin, j’aurais pu mourir. J’ai dû hurler des heures pour qu’ils me l’apportent. »

Libérée de la contention, de l’isolement, on la prive de sortie et-mais on change son traitement.

Puis on arrive. Nous, nos vêtements civils et nos passe-partout qui donnent droit à l’insistance.

« Bonjour, on suit Madame A. Elle nous dit qu’elle est privée de sortie, qu’on ne lui en a pas donné la raison. »
« Ah, le psychiatre est en vacances, il faut qu’elle attende une semaine. »
« C’est quand même triste, non ? Qu’elle soit privée de sortie parce qu’un médecin est en vacances. Al n’a pas de remplaçant à qui l’on puisse parler ? »
« Il y a le docteur X, mais… »
« Et on pourrait lui parler, au docteur X ? »
Je le vois que ça l’agace, l’infirmière. Un bon fou, ça suit ce qu’on lui dit et puis c’est tout. Ça accepte le dressage. Autre chose à foutre que d’expliquer ou de négocier.
« Oui, et puis moi, je suis ici en volontaire. Donc j’ai le droit à des sorties. »
« C’est au docteur de décider. »
« OK, alors je signe ma décharge. Je reste pas ici si c’est pour être enfermée. »
Elle m’estomaque, la gamine. Son insolence, sa fierté. Elle refuse qu’on la domestique.
« Peut-être qu’on peut d’abord parler au médecin ? Tu disais que ça te faisait du bien d’être un peu ici. Alors on essaie de voir avec lui. Et puis si ça fonctionne pas, tu signes ta décharge ? »

J’aurais jamais cru en arriver là. À essayer de convaincre quelcaine de marchander sa liberté pour l’inhospitalier psychiatrique.

Je sais parce qu’elle me l’a dit, A. a encore besoin de genxtes autour d’elle. Pas de médecins, pas d’infis, mais d’autres patienxtes. Et du contact avec elleux. Elle a besoin, aussi, de ne pas avoir à penser aux repas. De participer aux activités qu’on lui propose au bout d’un couloir. Elle a confié « je me sens pas de rentrer tout de suite. D’être seule chez moi ». Et j’ai rien d’autre à lui offrir. Pas de coloc sur le pouce, avec unex cuisto, de l’art, une table de ping-pong et un lit au même étage. Pas d’endroit où elle puisse s’extirper, le temps que l’angoisse retombe. Tout ça, ça s’offre au prix de pourparlers avec des degrés de soumission. Y’en a qui y voient de la diplomatie. Moi, j’y reconnais une sorte de principe de réalité.

*

Se salir les mains.

C’est pas cette fois-ci que ça me coûtera le plus cher.

Mais on va pas se mentir, y’a un truc qui déconne. Quand tu te retrouves à te dire que vaut mieux qu’une gamine reste dans un lieu où on risque de la torturer de nouveau, mais que c’est mieux que rien, tu te poses deux-trois questions sur l’état du monde. Puis quand toi, de ton côté, t’as passé ta vie à haïr tout ce qui avait un préfixe en psy, toutes les molécules sur ordonnance qui faisaient la teuf dans ton cerveau, tu te retrouves bien con, baignaéx de tes dissonances. T’observes l’espace entre l’autre et toi. L’espace structurel qui t’a permis de faire sans ou à côté.

On se retrouve à 5 dans le bureau. Le psychiatre a des vers dans le nez. Il parle en abstrait. Il veut pas dire pourquoi. Faut insister. « Y’a eu des odeurs de cannabis à l’étage et on ne veut pas accuser quiconque d’en ramener mais y’a des patienxtes ici qui sont en sevrage… »

J’avais oublié de mentionner : A. a un père marocain et une mère italienne.

En plus d’être indomptée, elle est arabe. Le combo lui coûte cher.

Le médecin veut d’abord lui imposer des sorties surveillées. Malin, pour une gamine qui se vit suivie, épiée et tracée au quotidien par la psychiatrie. Pas du tout contre-productif. On n’argumente pas ça, pas comme ça. Je ne sais plus ce qu’on dit. En tout cas, elle, elle refuse l’accompagnement. Alors on trouve des mots pour pousser dans son sens. « OK, tu peux sortir mais on te fera régulièrement des tests urinaires. » Elle accepte « j’ai rien à cacher, moi. Et puis je suis pas accro au cannabis ». Elle explique « mais oui, j’ai consommé pendant mes sorties. Je savais pas que j’avais pas le droit ». « T’avais le droit, le truc, c’est que t’as pas le droit d’en ramener à l’hôpital ». « Mais j’en ai jamais ramené. On m’a demandé, mais je l’ai pas fait. Je voulais pas avoir des emmerdes. Et j’ai fumé parce que les médocs, ils me stressaient, j’étais tendue, je me sentais mal, je vous l’ai dit. Et on m’écoutait pas. Alors fallait bien que je trouve un truc pour me calmer. » Le docteur, il a pas l’air de comprendre. Et il rétorque qu’al ne faut pas qu’elle en veuille au personnel. Que tout le monde a fait ce qu’iel a pu. Que c’est derrière elle. Qu’on a changé ses molécules maintenant, que ça va mieux. Dans sa logique, toutes les opérations sont séparées, toustes les professionnellexs ont accompli leurs petites tâches. Les unes après les autres.

Looping

*

Lui, il a comme ça un regard bleu. Bleu clair. Il regarde par la fenêtre. Je me suis rapprochéex, assisex à côté de lui. Il me tourne le dos pour me dire.

« Comment tu sais ? », qu’il me lançait quelques minutes avant, quand les deux autres étaient là, à insister pour qu’il aille à son rendez-vous du lendemain. « Il faut que t’y ailles, il faut que t’y ailles, c’est important c’est ta chance. Il faut que t’y ailles. » Et le gamin : « Non, je serai malade ». Ça dure quelques minutes. Je les coupe : « Qu’est-ce qui te fait peur ? »
« Comment tu sais ? »
« Parce que je suis très intelligente. »
« Tu te prends pas pour n’importe qui, dis donc ! »
« Non, c’est pour ça que je mets des casquettes, pour cacher ma grosse tête. » Il regarde sa mère, je me tords le cou
« Madame, vous voulez bien sortir, qu’on parle seul à seul ? »

Je me rapproche. Nos pupilles se rencontrent.

Je m’assois.

Il me donne son dos, moi, mon flanc. Drôle de chorégraphie.

Silence

« J’ai voulu me faire du mal. »
Silence
« C’est quoi, se faire du mal ? »

Il se retourne. Y’a une larme qui coule sur sa joue gauche. Moi aussi, je ne pleure que d’un œil, quand j’ai mal pour moi. À droite, je crois. Une larme par une larme. Sans bruit. Difficilement. « Mais tu te fous de ma gueule, en fait ?! »

Silence.

« Non. Se faire du mal, c’est vaste. Ça peut être se couper. Se taper la tête contre les murs. Prendre plein de médocs. Se griffer. C’est vaste, se faire du mal. Alors je te pose la question. »
« J’ai eu envie de me poignarder. »

Puis il déroule.

Faut prendre le temps, avec les douleurs. Laisser les minutes (parfois les heures les jours les mois les années) s’étirer. Sentir les échos. Fermer les yeux en les gardant ouverts. Tendre les mains vers des parois, à l’aveuglette. Ralentir le souffle, le rythme cardiaque.

Douter.

C’est quoi ce mot que t’utilises ?
Y’a toujours un truc qui se met à vibrer.
Sonar dans des abysses inconnus.
Les abysses, plus on en a peur, plus on s’y cogne et on les creuse, je crois. Pis faut pas s’y engouffrer trop vite non plus.
Ni les nier, ni les extirper.
Juste savoir qu’al y a un monde quelque part, qu’on ne voit pas S’immerger un peu, lancer des sons
Attendre si ça réverbère
Près ou loin
Ça ressemble à ça, ouais, un peu.

*

Il part.

On vient de rire. De rapper sur du vieux IAM. Petit frère. « Ça, ça parle de moi ». Y’avait des échanges complices. Il connaît toutes les paroles, moi aussi. On s’alterne. Le canapé est rouge bordeaux et il porte une casquette bleu roi, à l’envers. Il se place toujours près de la petite baie vitrée ; moi, à l’autre bout.

Quand je vais chez les genxtes, j’aime que quelque chose soit fixe. Ma position – au sol, sur un siège, dans un canapé – la redisposition des meubles, la marche. C’est dans les rituels – parfois verbaux mais surtout gestuels, objectaux, positionnels – que j’arrive à me créer du confort. Dans les petites choses qui se répètent. Partout où je retourne régulièrement, j’adopte des chorégraphies partiellement immuables. C’est important, pour moi, les entrées et les sorties. Les re-connaissances. Comme faire un signe de croix sur le front, sur la bouche et sur le cœur à l’église. « Maintenant, je suis ici. C’est un moment pour-avec toi, dédié. Et ce moment ensemble, il est sacré ». Je crois que j’en ai besoin, avant de me sentir familier dans la présence de l’autre, de l’espace et des esprits qui le peuplent. Une fois qu’on s’est un peu apprivoisaéxs, ça peut s’assouplir. Même si j’adore y revenir. Je crois que me poser toujours au même endroit, rentrer de la même façon ou me mettre dans la même position, c’est me sentir à ma place. Ou, du moins, en avoir une qui ne me semble pas complètement étrangère. Les répétitions, un bout de chez moi dans un océan d’inconnu.

Ma collègue lui demande ce qui l’angoisse, on évoque ce qu’il s’est passé avant, ailleurs. Il veut que ce soit moi, qui raconte. Je résume en restant vague. Je sais pas pourquoi, mais ça m’effraie de reconvoquer ce moment. « Tu peux dire » « Tout ? » « Oui ». Alors je reprends ses mots et rentre dans quelques détails. Quand je me tais, l’air a changé d’épaisseur et il fixe un lieu à l’intérieur de sa tête. Son visage figé. « Ça va ? » « C’est elle, elle me répète que je dois me suicider ». Il commence à gratter la peau morte de son pied, à l’arracher. « C’est Mila ? ». Hochement. « Tu veux lui dire quelque chose ? ». Mutisme. Il est ailleurs. « Tu veux qu’on reste en silence ? ». Hochement. Ses traits marquent une forme de détresse. Lui aussi, il flippe. Il souffre. « Faut juste être là. Faut juste être calme » je me souffle. Je reste à côté et laisse ostensiblement ma main droite, pleine de bagues, ouverte sur ma cuisse. Invitation qu’il ne prend pas. Je dévie l’œil, pour ne pas qu’il pense que je le dévisage comme un animal dangereux, prêt à bondir, ou comme un monstre dans lequel on rechercherait la partie humaine. (Est-ce que c’est comme ça, que je le regarderais ? Est-ce ça, qui me traverse ?). En tout cas, moi, j’aime pas particulièrement qu’on me fixe la gueule à certains moments. Ça m’empêche de pleurer que d’avoir à soutenir les yeux de l’autre.

*

Tu sais, je crois pas que les genxtes fassent des choses sans raison. Ce qu’on fait, en général, ça a une fonction. Toi, tu saurais me dire à quoi ils te servent, tes rituels ?
Il est assis à ma droite. Son front, dégarni de ses cheveux fins. D., il me touche au fond de l’âme. Lui, la force qui résiste aux médocs et qui se lit, parfois, dans son iris. Il a les pieds, les jambes qui tressautent et une voix assagie par les molécules.

Il tourne la tête. J’aime quand son regard plonge dans le mien. Il y a d’abord cherché, craintif, mes intentions. Je l’ai vu douter, palper mes pupilles, à la recherche d’une potentialité de dissèquement. Je ne sais pas ce qu’il y a perçu mais, désormais, quand nos yeux se parlent, c’est des flots qui s’écoulent entre lui et moi.

Lui avait-on déjà posé cette question ?

Là, le bleu il dit « c’est si simple » alors que la bouche prononce « c’est pour conserver le temps ». Mon cœur se fissure. Tous les jours, D. travaille, des heures et des heures, dans son appartement, à conserver le temps. Y’en a qui cherchent des remèdes, inventent des machines, fabriquent des produits. Lui, il frotte, il fixe, il récite. Tous les jours, D. travaille à conserver le temps. Et c’est ce que ce putain de psychiatre nomme « symptôme à éradiquer ». C’est tellement con, un médecin. Ça regarde jamais au bon endroit. Ça lit la poésie avec un œil de mode d’emploi, défaillant. Ça porte des lunettes abrasives, incapable de discerner les porosités, aspérités, lignes de crête.

D., ce qu’ils dessinent pour lui me fait verser des torrents de larmes. Quand il décline son diagnostic à rallonge, qu’il me demande s’il est fou, qu’il raconte celleux qui le font « se sentir comme un monstre ». Quand les interrogatoires-pronostics médicaux lui découpent la tête.

Mourir seul, sans personne qui l’aime, qui le pleure. Mourir seul et tari. Alors qu’il travaille tous les jours à conserver le temps. Le sien, le nôtre.

*

Pour être présenxte, je dois d’abord essayer de respirer. Je parcours le plafond les lustres les statuettes de tout ordre disposées sur les étagères. Ça dure, ça s’étend dans l’oxygène poisseux et lourd. Faut supporter l’absence de parole. Être là, avec, à côté, autrement. Avec notre désemparement. L’écart et l’impuissance. L’inaccessible. Il continue d’arracher la peau de son pied. Il va se faire mal. J’ai peur. Je bouge. J’enlève le plaid gris qui morcelle nos regards. Je penche ma tête, que j’appuie dans ma main gauche sur le haut du canapé, et me cale sur la tranche gauche de mon corps. Je rapproche ma main droite, ouverte toujours mais, cette fois, au milieu, sur le tissu de l’assise. Échange de pupilles. Il la prend, de la main qui arrachait sa peau. Il replie l’autre sur son ventre, qu’il pince. J’observe. Il voit que j’observe. Il la cache entre le canapé et son T-shirt. Il continue de pincer ou de gratter, mais à l’abri de mes yeux. Je me demande s’il a honte. Je me demande s’il évite la réprobation. Je me demande s’il se protège de mon inquiétude. Je me demande si c’est pour ne pas trop partir. Si c’est pour rester ici. La douleur physique, ça vous retient dans le corps, ça maintient la présence. « C’est toujours toi ? » « Pour l’instant, oui, mais … ». Iris qui a mal. J’ai peur. J’ai peur que quelcan que je ne connais pas le fasse disparaître, prenne le relais. Il m’a dit, l’autre fois, que y’en a un qui lui arrache la peau avec ses dents, quand il part. Alors j’ai peur. Je connais pas l’autre. Je sais pas comment iel réagit. Je sais même pas son nom. Je connais pas l’autre et iel m’effraie. J’attends un peu. « Tu veux que je te chante une chanson en portugais ? ». Hochement. Je me cherche quelle mélodie pourrait faire berceuse, tendre et triste à la fois. Je fais défiler à toute vitesse le répertoire de mon jukebox interne.

« Ai, ardido peito, quem irá entender o teu segredo ? Quem irá pousar em teu destino ?… ». Ma voix sort, fragile, intranquille mais douce. Je chante bas, comme j’essaierais pour quelcaine qui veut s’endormir. « Je suis là », c’est ça que ça dit, quand on chante comme ça. Parce que y’a rien d’autre à être que là. Une fois finie, la latence. Murmure « c’est beau ». Il retire sa main. Y’a un merci dans son œil. Latence encore. L’air se dissipe légèrement. Il revient. Il revient. Je me demande pour combien de temps.

J’ai pas envie de le laisser seul ici. J’ai pas envie qu’on lui fasse du mal. J’aimerais le prendre dans mes bras.
J’aimerais lui inventer un endroit cotonneux et des lieux d’amour.
Je déteste le monde.
Je suis impuissanxte.
L’impuissance face à sa douleur,
ça, ça me fait peur.

*

C’est la dernière fois qu’on se voit. Elle est sortie. On a pu découvrir son appartement. Je lui ai montré comment le nettoyer à la fumée de sauge. « Tu laisses bien les fenêtres ouvertes, quand tu fais ça. Sinon, tu vas juste énerver les esprits et ils vont pas pouvoir s’échapper. Et puis faut que t’insistes dans les coins, c’est là qu’ils s’accumulent ».

Je lui en avais parlé, alors qu’elle me partageait que son chez-soi était habité de présences lourdes. Elle m’avait dit « mais c’est de la magie ? ». Je crois que ça l’effrayait un peu. « Oui, on peut dire ça. Mais c’est pas une mauvaise magie, t’inquiète ». Elle avait accepté d’essayer.

« Tu brûles toujours de la sauge ? » « Oui, tous les jours, parce que ça sent bon. »
C’est marrant, comment on cache les croyances auxquelles on adhère mais dont on n’est pas sûrex. Celles dont on doute, dont on a honte. On trouve d’autres raisons, d’autres excuses. Quelqu’un que j’aime m’a dit que se protéger par des rituels, ça pouvait être perçu comme un aveu de faiblesse. J’avais jamais vu les choses sous cet angle. Pour moi, la honte, c’était le résultat d’une sécularisation un peu débile et binaire. Et puis aussi celui de la monoculture chrétienne. Faut pas d’idole. C’est dangereux, de prendre le pouvoir. Que ce soit avec la sauge ou le cannabis. Faudrait pas qu’on puisse faire des expériences touxte seulex.

On l’a redirigée vers une association. « Tu t’y plais ? » « Oui, c’est comme une deuxième famille ». Ça m’apaise. Avec elle, j’avais eu peur. J’avais perçu, qu’elle s’était fort attaché à moi. Qu’on était deux, en réalité, à s’aimer quelque part. Et qu’al fallait qu’on trouve un relais de confiance, de tendresse, pour pouvoir partir sans créer un puits de solitude.

« Une deuxième famille », c’est quand même mieux qu’une meuf sympa mais qui peut pas rester trop longtemps.
« Bon, si jamais tu te ressens de nouveau dans un tel état que t’as des sensations corporelles flippantes qui te font aller demander de l’aide à la police, tu nous appelles ? »
« D’accord. »

C’est notre dernier rendez-vous. Elle plisse les yeux. J’espère qu’elle sait qu’elle est importante.

*

Cri est une personne qui a fait des études d’art parce qu’iel en avait marre d’étudier des vieux bonhommes morts à la fac de lettres et qu’iel voulait écrire. Ça a légèrement fait flop. Puis y’a eu la- vie-les-gexntes et iel a sauté de l’art à la traduction à l’éducation à l’accompagnement psychosocial en passant par l’animation, l’horeca, les vendanges, les gardes d’enfants, la vente de vêtements ou de souvenirs de la tour eiffel, l’assistanat d’artiste, la technique en sérigraphie… Son ambition pour le futur est de ne plus être enfermaé, de ne pas mourir seulex et de rire un peu en chemin. Iel a la chance d’avoir de quoi payer ses factures, sa bouffe et d’aimer des genxtes dont certans l’aiment en retour. Le reste est sans beaucoup d’importance.

Grognon