La dictature des enfants malades

Pan pan tirez moi dessus aux rayons X

On est tout un groupe mais personne ne le sait. On se retrouve parfois entre nous, cul nu sous nos blouses d’hôpital. On se parle de cicatrisation. On est recousu·e dans nos intérieurs, on recoud nos cœurs et nos lésions cérébrales. On se voit toujours ensemble au même endroit dans ce même couloir, parce qu’on a bien compris que ça ne servait à rien d’aller ailleurs. Les enfants ça a pas de permis, ça a pas de sous pour louer des salles. En fait, y a pas que les enfants, les hôpitaux non plus n’ont pas de sous pour nous louer des salles.

On ne peut pas être là normalement, on est des pirates. On s’est dit que ce serait super d’être bien installé·es, de se mettre à l’aise, déjà que ces horribles blouses grattent, au moins qu’on ait une fenêtre ou une grande salle confortable. Mais il n’y a pas d’espace. Alors, on se met dans le couloir aux lumières blanches qui piquent les yeux. Notre maladie n’est pas prise au sérieux. Les enfants cancéreux, eux, ils ont des tas de psys qui s’occupent d’eux pendant leurs traitements. Nous, on a personne qui nous écoute. On en a le droit, bien sûr. Juste, il n’y a pas de psy disponible ou s’il y en a, on doit les payer et personne ne nous rembourse. Et en fait, personne ne pense même à nous dire que ça vaudrait la peine d’en consulter. Nous les enfants malades, on ne nous explique pas tout. Nos corps suivent des traitements mais apparemment nos esprits n’en ont pas besoin.

Et puis, en fait, si voir des psys et c’est pour s’entendre dire qu’il faut nous battre, alors autant ne pas en voir du tout. Les psys, c’est surtout les parents que ça aide. Ils ont besoin de quelqu’un pour les écouter. Les pauvres, ils ne savent plus quoi faire. Ils sont terrorisés. Et puis, ils ont besoin qu’on leur dise tout. Qu’on leur explique. Dans notre cas, il n’y a pas de psys pour rassurer nos familles.

On s’aide entre nous, assis·es à parler de nos corps, de nos cerveaux libres et anormaux. Nous, on a toujours fait comme ça. Dans le couloir quand on est tous et toutes ensemble, c’est génial. On se comprend sans devoir tout expliquer. On a des règles très strictes, parce qu’il y a des choses qu’on ne tolère plus. Et vu qu’on va devoir se voir toute notre vie, à cause de nos longs traitements, il va bien falloir qu’on les suive.

Et bien dans ce couloir, il est interdit de se battre. Pas entre nous, ça on peut, même si ce n’est encore jamais arrivé. On s’est tout de suite dit, la première fois qu’on s’est rencontré qu’il est interdit d’utiliser le terme “se battre” en parlant de sa maladie. Depuis que je suis malade je n’arrête pas d’entendre dire qu’il fallait combattre la maladie de tout notre corps pour guérir. Toutes les infirmières nous répétaient qu’on était forts et fortes, qu’il fallait se battre pour vaincre. Je me suis dit que je me sentais bête, en blouse et pas lavée, à devoir faire pipi dans un pot et que sincèrement, si je pouvais me battre ce ne serait sûrement pas contre ma maladie, mais contre la personne qui avait réchauffé cet horrible plat puant qu’on venait de me mettre sous mon nez. Chaque personne, tout au long de nos traitements, nous dit qu’il faut se battre, se battre, se battre.

Je n’ai jamais compris pourquoi on devait lutter contre quelque chose qui a toujours été là et qui sera toujours là. Je ne me bats pas quand je suis aux soins intensifs, ni quand je compte mon pouls sur le monitoring, ni quand dans ma chambre, je regarde par la fenêtre qu’on ne peut pas bien ouvrir. Ce qui nous tue pas nous affaibli beaucoup, alors non, on ne va pas se battre.

Par contre, on a un projet. Celui de prendre le pouvoir dans cet hôpital et de créer la dictature des enfants malades. C’est un gros plan, très secret, qui ne se fera pas sans blessés, mais qui est nécessaire pour notre survie. On va renverser tous ceux qui nous ont fait du mal en prétendant nous aider, ceux qui refusent de soigner les enfants qui n’ont pas d’assurance, ceux qui décident de tout et qui n’aident personne. On va faire ça avec ce qu’on a sous la main, avec l’aide des malades plus âgés, ceux qui sont d’accord avec nous, qui ne sont plus suivi et qui souvent gèrent seuls leur souffrance et leur isolement. C’est encore embrouillé dans nos têtes, mais s’il y a déjà de la place pour des malformations, des gros tas de veines et des anévrismes, il y a de la place pour des plans diaboliques de soulèvement d’hôpitaux. On va gagner nos droits, on aura plein de salles, on pourra dormir dans des lits doux et regarder des films, parler de nos vies de malades. On mangera enfin des plats qui sentent très bons et les infirmières et aides-soignantes pourront mieux dormir et arrêter de nous rater quand elles font nos perfusions. Il sera bientôt l’heure de tout renverser, mais pour le moment, nous nous parlons et nous nous écoutons. Nos guérisons seront belles et prises au sérieux, et c’est ça le plus important.

On est comme nos malformations cérébrales. On est dysfonctionnels et on va prendre toute la place ici. Petit à petit, nos flux de pensées s’entremêlent pour construire notre armée, notre plan prend forme. Nous serons malades à vie, alors autant prendre le pouvoir et instaurer la dictature des enfants malades.

Cléo Lambert (@cleomonikat), 21 ans, performeuse. Je travaille sur la réappropration de mon corps, des mots et de mon histoire à travers la performance, le dessin, l’écriture et l’archive. Ma pratique parle d’Autopathographie (auto=soi, pathos=maladie trouble handicap, graphie= toute formes artistique). J’utilise les gestes pour parler de mon histoire de malade, d’handicapé invisible et de malformation. Je parle de Brain, de relier les autres comme mes vaisseaux sanguins se relient et alimentent mon système cérébral. Je vois ma pratique comme un partage d’expérience lourde et intime, pour le transformer en guérison. Parfois craquement de seconde peau, mélange de mes archives et voix partagés, j’installe la mise en place d’une Dictature des enfants malades, et de soulèvements d’hôpitaux. Dans ma blouse trop grande, j’impose ma maladie et ma vision du corps. C’est MAVie (AVM malformations Survivor network est ma base de donnée).


Grognon