Ce texte peut ne pas sembler tout à fait « français » – et c’est bien le cas. Il présente un fort accent et contient des erreurs ou des formulations inhabituelles, résultat de nombreux allers-retours entre corrections et traductions automatiques. C’est une écriture bâtarde, fruit d’un quotidien où je navigue entre quatre langues sans réellement posséder ni appartenir à aucune, non par érudition, mais par nécessité socio-économique. Si cela heurte votre sensibilité grammaticale, vous êtes libre de passer ces pages.



Il est un samedi de printemps à Molenbeek, Bruxelles, et Renata se réveille avant toustes, à 5h30. Il fait encore noir. Elle regarde le visage endormi de sa compagne-fauve, qui bave paisiblement sur l’oreiller.
Elle n’essaye plus de se rendormir. Au dressage que son corps a subi pendant les quatre premières années de maternité, s’ajoute le récent phénomène de l’aube : ce pic de cortisol qui entraîne une hyperglycémie au réveil, quotidiennement confirmée par le glucomètre. Elle se pique, fait couler une micro-goutte de sang sur la tigette insérée dans la petite machine, et attend. Le résultat s’affiche après cinq secondes : 194 mg/dl.
Cette confirmation numérique était devenue un rituel matinal, une sorte de vérification désabusée du nouveau comportement hormonal que son corps avait adopté, à sa connaissance, depuis deux ans.
Elle, qui avait toujours été alimentée par la révolte, trouvait désormais une explication « biologisante » à sa rage, à son caractère « difficile ». Une justification qui, ironia do destino, l’énervait encore plus. Être une meuf féministe, une late bloomer lesbienne, mère séparée, migrante latina, paumée en Belgique, et bosser 42 heures par semaine pour payer ses dettes n’étaient pas des raisons suffisantes, apparemment, pour justifier une colère viscérale. Non, c’était l’hyperglycémie qui était la « bonne » cause pour expliquer qu’elle était devenue une vraie « hystérique », « incontrôlable » aux yeux de tout le monde.
Hystérique ? Écoute…
« As-tu déjà lu sur les rapports entre hypervigilance, stress, adrénaline, glucose et résistance à l’insuline ?! » Tant de répliques colériques et d’arguments face aux reproches, qui ne faisaient que créer davantage de distances, de silences, d’éloignements progressifs de celleux qui, auparavant, faisaient partie de son cercle social.
Renata, au fond, restait reconnaissante envers sa rage malgré la répulsion qu’elle suscitait. Sa colère vigilante était sa chienne gardienne, depuis toujours. C’était précisément cette fureur-chienne qui l’avait tirée par les chevilles et l’avait confrontée à sa nouvelle réalité métabolique.
Deux ans plus tôt, après une énième dispute violente avec sa compagne et une nuit blanche marquée par une colère explosive, Renata ne pouvait plus nier la situation. Son cœur frappait à coups de marteau, son corps tremblait au milieu d’une pièce jonchée d’objets cassés, de morceaux de verre, de portraits déchirés et tachés de son propre sang. Chaque veine de son crâne pulsait comme une sangsue. Elle avait une soif insatiable, sa langue était sèche, rugueuse, métallique. Une couverture de fatigue, lourde comme du plomb, pesait sur son corps jusqu’à l’étouffement. Elle voyait trouble, et le reflet dans le miroir brisé lui renvoyait l’image d’un corps maigre et flasque, d’un visage sombre aux yeux creux.
Elle a eu peur de mourir. Sa chienne enragée respirait bruyamment à ses côtés, son regard tout aussi effrayé.
Elle s’est rendue aux urgences. Sa compagne l’a rejointe, lui tenant la main comme si la violence d’il y a quelques heures n’avait jamais existé. Le médecin de garde a annoncé son état : pré-coma, acidocétose aiguë, diabète sévère à identifier.
Après une longue série d’examens et des traitements plus ou moins efficaces, elle a reçu un diagnostic : MODY (Maturity-onset diabetes of the young), une forme génétique relativement rare de diabète.
Le nom la ferait toujours rire jaune, son corps était mody-maudit.
Elle se rappelait souvent cet événement lors de ces moments solitaires à l’aube. Avant que les autres êtres humaines de la maison ne se réveillent, elle ruminait ces souvenirs, accompagnée d’un café et de sa cachorra raivosa. Elle observait avec une étrange distance son état plus ou moins colérique et hyperglycémique, juste avant que le brouhaha de la journée ne commence, que les filles débarquent avec leur énergie pétillante d’enfance, et que sa compagne ne vienne s’asseoir à moitié réveillée à table.
Ce matin, une pointe d’inquiétude s’ajoute à ses ruminations. Elle est invitée à un barbecue, mais pas n’importe lequel.
L’invitation est arrivée alors que Renata faisait ses courses. Elle était accompagnée de ses filles et de sa chienne enragée, qui se tenait raisonnablement bien, malgré sa glycémie de 320 mg/dl. Elle aperçoit Charlotte au rayon des légumes. Il était trop tard pour éviter son regard.
— Salut les filles ! Oh Renata, comment vas-tu ? Ça fait longtemps, je ne sais même plus depuis quand !
— Salut Charlotte. Oui, depuis ma séparation.
La chienne grogne en montrant les dents.
— Ah, c’est fou comme le temps passe ! On est tellement occupés… Il faudrait qu’on se voie un de ces jours, avec les enfants, mais là c’est la folie, pfiou !
— Que curioso, Charlotte, mes filles me disent pourtant qu’elles sont venues plusieurs fois chez toi avec leur père.
La chienne aboie.
…
— Et toi, comment ça va, Renata ? Tu as l’air en forme ! Tu as maigri, dis donc, c’est super, tu es toute belle comme ça. Et les cheveux courts, ça te va bien, style Pixie !
— Je suis malade et j’ai tout le temps faim. Je ne mange que du vert. Je travaille trop. Je suis endettée.
Silence. Aboiements.
— Mais tu sais quoi ? Venez donc chez nous la semaine prochaine ! On fait un barbecue. Philippe et Barbara seront là aussi, avec les petits. Ça va être super, des retrouvailles !
Renata ne sait pas vraiment pourquoi, mais elle accepte l’invitation.
Enfin, si, elle le sait. Au fond, elle veut toujours être aimée et acceptée par celleux qui étaient autrefois sa bande de meilleur·es ami·es, uni·es par le pacte silencieux de l’hétérosexualité forcée. Elle savait qu’elle n’avait jamais réellement fait partie de ce groupe dont les codes lui échappaient : pas assez belge, trop caipira, pas assez sociable, trop susceptible, pas assez « femme »… Mais être exclue de ce trio de couples, toujours ensemble à organiser des activités « famille », lui avait fait mal. Elle portait encore cette douleur, mêlée à la solitude ressentie face à ses nouvelles « communautés » : un sentiment d’être « pas assez » ou « beaucoup trop ». Pas assez queer, trop binaire, pas assez lesbienne, trop maman, pas assez disponible, trop instable, pas assez belge, trop « femme »…
— Tu es sûre que tu ne veux pas venir, meu amor ?
Renata essaie devant le miroir une vieille robe rouge, souvenir d’une « autre vie », qui sentait le vieux placard. Elle s’examine de bas en haut : ses baskets de sport trouées et ses grosses chaussettes, ses jambes poilues sous le jupon léger de la robe rouge cintrée, avec son décolleté « demi-cœur », son visage à lunettes marqué par son duvet noir, ses cheveux mal coiffés de garçonne comblée.
Ça lui plaît, finalement, ce mélange de butch et de bitch, de femme et de garçon, de mère et d’enfant. Elle se sent elle-même. BIUTCH. Sa compagne la regarde, amusée.
— Non mon amour, je n’ai pas l’énergie pour cette rencontre d’hétéros. Bonne chance à toi, ma chérie.
Les filles s’apprêtent dans leur chambre. Anita porte sa combinaison licorne et Cora sa tenue de dinosaure.
— Mama, je bent mooi.
— Fala Português com a mamãe.
— Mamãe, você está bonita.
— Vocês também, meus amores.
Biutch, licorne et dinosaure prennent le tram 82.
Renata regrette instantanément son apparence lorsque la porte d’entrée s’ouvre. Elle se sent nue, tenant un bouquet de tulipes acheté à la dernière minute à la supérette.
— Oooh, trop mignon les filles, vous êtes toutes les trois déguisées, rentrez ! Les garçons vous attendent au jardin.
La chienne-révolte se faufile silencieusement et se niche dans un coin du salon. Renata tend machinalement le bouquet, regrettant d’avoir acheté ces tulipes hors saison avec ses derniers sous.
— Oh merci, c’est beau… Viens, on s’installe au jardin !
Renata traverse le salon, une pièce autrefois si familière, lieu d’innombrables rencontres, plus ou moins arrosées, plus ou moins bruyantes avec les bébés, plus ou moins joyeuses. Désormais, cet espace lui paraît complètement étranger, saturé d’objets témoignant de la perfection d’un bonheur familial : les portraits des petits avec leurs grands-parents, parrains et marraines, une photo du couple souriant lors de leur cérémonie de mariage civil, des faire-part de naissance encadrés. Le grand album photo, sans doute des dernières vacances d’été, est soigneusement posé sur la table basse, à côté d’un livre Taschen d’art contemporain et d’un artefact en céramique acheté lors d’un voyage.
— Oh mais regarde qui est là, comment vas-tu ?
Renata fait le tour du jardin, saluant maladroitement toustes et sans savoir quoi faire après. Elle se rend compte qu’elle devra choisir un camp : les femmes, d’un côté, qui papotent autour de la table, les hommes de l’autre, grognant quelques mots, une main tenant une pintje, l’autre posée sur la hanche, fixant solennellement le feu crépitant dans le barbecue.
Renata soupire et, résignée, s’approche du camp des femmes, attrapant une bière. Sa chienne alerte la suit.
— Eh bien, il y a une petite place pour toi ici, Renata !
Renata s’assoit, essayant d’esquisser un sourire qu’elle sait peu convaincant. Sa chienne se couche sous la chaise. Elle tente de s’intégrer à la conversation, mais le bol de chips l’appelle. Jusqu’à présent, elle avait réussi à respecter un régime très strict pour éviter les pics de glycémie. Mais là, elle pense : « Foda-se » et commence à manger machinalement des nachos, en alternant avec de grandes gorgées de bière.
Sa glycémie grimpe : elle sent la pression sur ses yeux, ses tempes, ses veines qui palpitent, ses doigts qui picotent. Et surtout, sa chienne-agacée est bien réveillée, les oreilles dressées, prête à attaquer. Des grognements.
Les conversations continuent :
— Regarde Barbara, je ressemble à un pot de fleurs après le deuxième enfant, ça ne va pas du tout.
— Ben, on n’est plus des jeunes filles, quoi. Moi, tant que Philippe ne part pas avec une petite jeunette, ça va.
— Ha ha ha ha ha ha !
— Mais non, je déconne, il ne ferait jamais ça…
— Je voulais quand même retrouver mon corps d’avant…
— Je voulais retrouver ma vie d’avant, ma belle.
Les deux femmes se regardent, souriant en silence.
— Moi, je voulais effacer ce double menton apparu par magie !
— Regarde-moi ce ventre, Barbara !
Charlotte pousse exagérément son ventre vers l’avant, la bouche pleine de chips. Elles éclatent de rire.
Soudain, la chienne-rage aboie. Renata est brutalement tirée de sa perplexité. Elle attrape une troisième bière et suit sa cadela, qui trotte vers le barbecue.
Les deux hommes continuent de fixer le feu, d’un air idiot. Renata s’approche. Sans détourner leurs regards, ils se repositionnent pour lui faire une place, face au spectacle viril et métaphysique du barbecue.
— Ouais, maintenant qu’on a rénové la toiture, on va pouvoir aménager le jardin, pour que les petits aient de la place pour jouer. Faut débroussailler tout ça.
— Ah cool, nous aussi, il est temps. Charlotte adore jardiner le week-end. Et tu me comprendras, plus elle est occupée, plus elle me laisse tranquille. Hahaha !
— Hahaha ! Je te comprends mon vieux. Barbara, elle, a commencé le yoga parents-enfants le samedi matin. C’est le paradis !
— On pourrait faire des trucs ensemble alors, tranquilles, non ?
Renata fixe les flammes. Elle sent la chaleur monter derrière ses yeux. Elle continue à avaler sa bière. Sa glycémie doit dépasser les 400 mg/dl. Son cœur cogne, ses veines palpitent, ses doigts picotent. Et la chienne aboie, grogne, bave, pleine de rage.
— Eh ben, vous n’avez qu’à sortir et vous enculer ensemble le week-end !!! Comme ça, vos femmes seraient tranquilles !!! Bando de inúteis à exploiter vos meufs pour élever vos gosses et torcher vos culs !!!

La phrase sort brutalement, comme un rot. Renata fixe toujours le feu, un sourire aux lèvres, tandis que sa cachorra aboie, de plus en plus fort, perçant.
Les deux hommes la fixent, fragilement blessés.
— WTF, Renata ?
Renata se retourne et voit les deux femmes à table, leurs regards pleins de reproches. Elle se sent de trop. Gênante. Ce sentiment, elle le connaît trop bien. Voilà, ça arrive encore, trop vite, trop tard. Elle boit quelques gorgées de bière. Elle se retourne vers les hommes, qui la regardent avec mépris et dégoût.
Sa chienne jappe, bave, grogne.
Son cœur cogne, ses veines pulsent.
Des têtes secouées en désapprobation, des regards accusateurs. Des chuchotements des femmes, leurs yeux durcis. Elle connaît ça depuis l’enfance, ces visages qui disent : Tu déranges encore, tu es de trop, tu n’arrives jamais à te retenir !
Sa chienne hurle. Renata est seule à l’entendre. Puis la chienne mord. Elle mord toujours quand elle n’est pas écoutée.
Renata crie, impuissante face à cette douleur provoquée par sa propre chienne-colère. Un cri rauque, violent. Déplacé. Gênant. Elle couvre ses oreilles, ferme les yeux.
Le cri dure à peine une demie seconde infinie.
Et enfin, le silence.
Elle ouvre les yeux et retrouve ses enfants, la licorne et le dinosaure, qui la regardent, apeurées.
— Mamãe, tudo bem com você ?
La chienne se tient calmement à côté des enfants, apaisée.
— Sim, meu amor.
La chienne sourit, prête à jouer.
Renata sort lentement de sa torpeur. L’adrénaline circule encore, mais son cœur ralentit.
Les larmes remontent à la surface. Elle respire. Elle observe sa chienne, qui lèche ses pattes. Elle respire à nouveau.
Un sourire espiègle apparaît. Ses enfants, curieuses et étonnées, le lui renvoient.
— Por que você gritou, mamãe ?
— Parce queeee… JEEEE SUUUIS LE MONSTRE QUI VA VOUS ATRAPPEEERRR !!!
La biutch-monstre et la chienne rieuse courent après l’enfant-licorne, l’enfant-dinosaure et la bande de petits garçons qui rient et se cachent dans le jardin. Renata se dépense, donnant tout, jusqu’à la dernière goutte d’adrénaline, de glucose, d’amour et de sueur.
Les adultes regardent la scène et sourient en silence, un sourire qu’ielles savent toustes peu convaincant.
Sur le chemin du retour, sous un soleil couchant, la biutch-monstre, la chienne-jouette, l’enfant-licorne et l’enfant-dinosaure s’endorment dans le tram 82. Quatre corps chauds, lourds et fatigués de rires et de jeux de « pega-pega ».
Renata sent sa glycémie redescendre.
Sa chienne s’endort, le menton posé sur ses cuisses.
— Mama, het was een mooie dag.
— Fala Português com a mamãe.
— Foi um bonito dia, mamãe.
— Sim, meu amor. Foi um bonito dia.
