Seules les cendres restent

Peau qui gratte. Comme un rappel. Flashback émotionnel de ces événements qui marquent. Les ongles limés. J’égratigne fort. Chair hybride de ces moments fracassés.

Le corps se souvient, lui. Toujours. Ça laisse des marques. Ça se sédimente.

Agrippé à la vie, j’me susurre des mensonges. J’y crois que le passé reste au passé. J’y crois vraiment. Pourtant tout indique le contraire : bide en vrac, peau éreintée, nausées, mal de tête, acouphènes, palpitations. Je perds mes cheveux par poignées. Mais tout va bien. Le passé, c’est le passé, j’ai dit. Je souris très fort, me sape salope. Me regarde dans le miroir. Tout va bien. Mon corps déconne pour me le rappeler. Personne ne sait. Moi y compris. Le ravalement de façade est on point. Je marche vite. Très vite. Je bosse trop. Trop vite. Faut pas penser. Jamais. Toujours bouger.

Tout a disparu, mais seules les cendres restent.

Déposées comme une seconde peau.

Résidu d’un temps révolu.

Contaminé, j’répète les mêmes danses qui ne disent pas leur nom. Recrée les scènes avec ce corps malade. Le cortisol en shot. Revis les émotions dans des situations qui ne ressemblent en rien aux événements. Rejette par peur du rejet. Crie plus fort pour me protéger. Crée des conflits par familiarité. Me dirige vers ceux qui font mal.

Le passé, c’est le passé, j’ai dit.

J’mets des œillères. La colère m’aide. Elle masque tout.

J’avais besoin du feu pour reconstruire. Tout détruire pour comprendre. Miser sur le chaos. Toucher le fond.

Les cendres, elles, visqueuses se mélangent à ma chair. Se décomposent. Forment le terreau de ma métamorphose. Mon corps transformé, j’ai muté.

Mon corps s’est adapté. Menacé par la violence incessante. Qui frappe. Ne pardonne pas.

C’est vrai, j’ai développé des facultés. Mon œil plus vif. Je repère chaque changement. Chaque émotion qui émerge. Chaque expression de visage qui se montre. Je sur-analyse. Prévois les drames. Prédis les catastrophes.

Mais la contrepartie est lourde. Mon corps en survie s’auto-détruit lentement. S’effrite en attendant. Gorge enflée. Maux de ventre. Articulations douloureuses. Vertiges. Migraines. Il m’envoie des signaux. Mon esprit quelque part entre mon corps et cette réalité qui m’éreinte. Je ne sens rien. Plus rien.

Le temps passe. L’effondrement arrive. Au lit, je ne bouge plus. Plus une once d’énergie. Les larmes coulent. Coulent trop. C’est l’heure de payer la dette. Celle qu’on accumule quand on n’écoute pas son corps et qu’on enfonce loin les émotions d’hier. Révolu le déni. Je négocie avec la vie pour qu’elle m’apporte du meilleur. Le diagnostic est tombé.

Des abréviations qui m’échappent.

Passé l’étape de la négociation, toujours en colère, je m’essaye petit à petit au changement. Domestique ce corps hybride. Perturbe mon tissu nerveux. Je m’essaye. M’aventure plus loin. Parle à des inconnus. Brave la peur. Déjoue le rejet. L’apprivoise. Délaisse les habitudes. Ingère les pilules. Respire. Marche. Cohabite avec la traîtrise de ce cerveau qui analyse la nouveauté comme une menace. Me répète des phrases, comme des incantations. Me les répète tous les jours. Les phrases de t-shirt, et de papier de biscuit. Triture ces mots. Encore et encore. Petites armures fragiles de nos existences. Pour les marquer au fer rouge. Dans la chair molle et humide de cette cervelle en ré-apprentissage. Les dis à haute voix. Les écris. Prie pour que j’y croie un jour. À ces petites phrases stupides.

Car j’avoue tout. J’y crois moi, au pouvoir des mots.

Léa Brami est un artiste, architecte et auteur basé à Bruxelles. Sa pratique est engagée et pluridisciplinaire. Elle s’articule autour des questions liées à la mémoire traumatique et transgénérationnelle, et à nos constructions de soi. Utilisant à la fois l’écriture, l’installation, la céramique, la sérigraphie et l’art textile, son travail explore ainsi les notions de réparation, de mutation et de mythologie personnelle. Le texte « Seules les cendres restent », présenté dans Grognon, est un extrait d’un projet de roman autofictionnel commencé en 2018.
 
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