Entre 3 vidéos de pandas roux, de violences homophobes, de bouffe, d’images de génocide ou d’informations politiques désespérantes, ce lien défile dans mon feed Instagram. Ce lien vers une application qui pourrait tout résoudre. Celle faite sur mesure pour moi, qui poserait enfin le bon diagnostic, le seul et unique, qui apporterait la solution miracle à tous mes problèmes. Ce lien vers des applications de santé payantes qui tour à tour me proposent de résoudre mes problèmes de sommeil, de fibromyalgie, d’endométriose, d’anxiété ou d’(in)attention. Régulièrement encore l’envie me prend de cliquer sur ce lien. Un petit clic pour tout résoudre, pour changer ma vie.
J’ai fait l’erreur, une fois, de cliquer vers la complémentaire d’un néo-assureur, appâtée par leur proposition de meilleure prise en charge des thérapies alternatives. Après tout pourquoi pas, c’est pas comme si ma mutualité actuelle m’offrait des remboursements de dingue sur mes dépenses de santé. J’ai rempli un formulaire de contact pour recevoir leur brochure, avant de vite me rendre compte que ce que proposait cette start-up n’était pas si intéressant. Depuis, des numéros en 0800 me harcèlent sans cesse pour me faire souscrire.
Des pubs et des fausses promesses. « La mutuelle qui prend enfin soin de votre bien-être », « Comprenez la fibromyalgie en 30mn ! », « Mon carnet suivi de santé mentale », « Trauma test », « Diagnostic en ligne », « Soignez votre colon irritable » « Si tu as des difficultés, essaie The fabulous », « Like Duolingo but for adhd », « Un quiz de 3mn pourrait tout simplement changer ta vie », « 100% libre d’anxiété » … Ces slogans promettent de te sortir du pétrin en t’offrant une solution immédiate (et payante) pour pallier à chaque aspect douloureux de ta vie.
Est-ce que la complexité de mon corps et de ma santé peut être résolu en quelques coups de souris ? Si les médecins n’arrivent toujours pas à savoir, est-ce que les algorithmes y arriveraient, eux ? Instagram se nourrit de nos besoins pour capitaliser sur les traumas, monétiser la douleur tout en nous inondant de cette injonction à la positivité et au bien-être. Il faut une solution immédiate, ne surtout pas laisser place à la négativité. Je suis la cible de ce piège du développement personnel.
En début d’année, cette injonction s’est fait ressentir d’autant plus forte que j’en suis venue, seule ou presque, à me mettre la pression sur le fait d’aller bien, d’aller mieux, de prendre soin de moi, de guérir. Il fallait, ne plus laisser la négativité m’envahir, ne plus me laisser affecter, que tout aille bien. Mais qu’est ce que cela veut dire, faire tout ce qu’il faut, lorsqu’on a une maladie chronique ?
J’ai tout essayé : le curcuma, la spiruline, le magnésium, les vitamine B, C, D, X, Y, Z, le griffonnia, la valériane, l’aubépine, la passiflore, la méditation, le body scan, l’auto-hypnose, la pleine conscience, le shiatsu, l’ostheo et le yoga; le brossage à sec, les bains de sel, le sans gluten, le sans alcool, le sans lactose, le sans légumes… Est-ce que certaines choses aident ? Bien sûr. Est-ce que cela guéri ? Non.
Il faut être patiente, il faut prendre sur soi. Notre santé est notre responsabilité (et notre culpabilité). La réalité de la maladie est bien différente de celle du healthcare des réseaux sociaux. Ce n’est ni rapide, ni immédiat. Il s’agit d’attendre. Attendre un avis, un conseil, un spécialiste, un diagnostic, une redirection. Attendre d’aller mieux, de se rétablir ou la prochaine crise. C’est le délai des rendez-vous médicaux que l’on te donne 6 mois plus tard, attendre de guérir, attendre un remède ou que la recherche avance. C’est l’attente en ligne des standards téléphoniques et leur musique de merde, tapez 1 tapez 2 tapez carré # tapez étoile * #*?!!!, merci de votre appel veuillez rappeler plus tard tapez b***#?!!!**p. Péter les plombs et être frustrée.
Il s’agit d’une attente constante, qui devient presque un sentiment en soi. Une sensation dont on n’a plus l’habitude, vue l’immédiateté de notre monde, et qui, parfois, entrave la faculté à se projeter. Être bloquée dans une salle d’attente, purgatoire médical qui met à l’épreuve notre patience. Gamberger sans cesse, être prise dans des sables mouvants, terrain friable et angoissant où chaque pas peut entraîner l’asphyxie à force de manque de perspective. L’attente médicale est un grand bain où on serait resté trop longtemps, qui rend tout fripé à force d’avoir mariné dans la même eau pleine de remous, devenue bouillon non de culture mais de marasmes.
Mais non il faut PO-SI-TI-VER. C’est ça qui fait A-VAN-CER. Puisqu’après tout c’est dans notre tête. La fibromyalgie, comme toutes les maladies de femmxs, c’est psychosomatique n’est-ce pas ? Franchement, se taper des rendez-vous pour s’entendre dire ça, qu’il faut aller à la piscine ou partir en vacances… ou la meilleure jamais entendue : « vous avez déjà pensé à faire de l’art ? » 😑 Autant s’en passer et dépenser mon argent pour des vacances justement, ou pour une cure thermale. Car le problème n’est pas tellement de savoir si c’est psychosomatique ou pas, mais les médecins qui, face à certains symptômes auxquels ils n’ont pas de réponse, préfèrent simplement renvoyer du côté du psychique en prescrivant des anti-dépresseurs par défaut. Tout n’est pas à jeter, mais la médecine peine trop souvent à sortir de ses biais, à prendre en compte les facteurs sociopolitiques pour soigner les corps qui ne sont pas binaires ou blancs. Je crois que je vis mieux avec mes douleurs qu’avec le regard des médecins. Elles existent et me font chier, mais elles me font moins mal que leurs paroles.
De toute façon, c’est sans queue ni tête : la fibromyalgie n’est pas perçue comme « assez invalidante » pour être bien prise en charge, elle rentre et sort de la liste des maladies chroniques d’une année à l’autre. L’endométriose, quant à elle, commence à être considérée comme une maladie invalidante, mais peine à trouver sa place pour une prise en charge d’affection chronique qui dépasserait le simple remboursement d’une pilule contraceptive. Ces maladies semblent assez supportables pour les médecins et la sécurité sociale pour « bien vivre avec ». Et que fait-on des violences médicales que j’ai subi plus jeune parce que j’étais intersexe et qui ont participé au déclenchement de la fibromyalgie ? Qu’avez vous à dire de ça, hein, messieurs les experts ?! De mutiler des corps que vous qualifiez d’anormaux, d’intervenir là où il n’y en a pas besoin pour les faire correspondre à votre vision étriquée et binaire, et d’un autre côté d’être désintéressé dès qu’il s’agit de problèmes de santé qui ne vous touchent pas. Vous qui croyez être remède, vous êtes aussi poison ! Tsssss….
Souffrir de maladie chronique ressemble parfois à une impasse. Le décalage est grand entre le ressenti corporel, l’invisibilité des douleurs et ce que les autres en perçoivent. Attendre, c’est aussi espérer qu’enfin la société intègre l’idée que 80% des handicaps sont invisibles et repense ses normes validistes. On attendra encore certainement jusqu’à l’extinction du monde.
Quand la médecine ne nous apporte pas de réponse, que l’errance médicale n’en finit pas, que les diagnostics s’enchaînent sans apporter de soulagement, qu’être confronté aux médecins qui nient notre expérience et ne nous prennent pas au sérieux devient trop désespérant, que se sentir ballottée entre toutes ces expertises devient source d’instabilité émotionnelle, que l’on se sent démuni et que nos proches commencent à s’inquiéter ; alors on s’impatiente et cherche des solutions dans tous les sens, oui, même sur les réseaux sociaux parfois. Puisqu’il y a des individus qui y partagent de vrais ressources, des pistes de soins liées à leurs expériences de la maladie qui sont précieuses, des contenus postés sur Instagram qui peuvent aider d’autres personnes. Mais en parallèle, ces mêmes plateformes se nourrissent de ces recherches pour capter et vampiriser les savoirs communautaires, pour capitaliser sur des douleurs réelles, ce qui au passage décrédibilise le vécu et les témoignages des personnes concernées pour en faire des hashtags et des sujets tendances rentables.
Voilà mon cerveau bouillonne de réfléchir à tout ça, au serpent qui se mord la queue. Je m’étais promis de ne pas y penser. Stop. Allez ça suffit, faut couper. Cette journée est pour moi, un date en tête à tête avec moi-même, pour me faire du bien. Lâche prise, détends-toi, concentre-toi sur toi, sur ton corps. Je dois profiter de ce moment, d’être allongée sur cette table de massage, de sentir la pression des doigts de cette masseuse qui palpe ma peau. Ses mains enduites d’huile glissent sur mon épiderme, et vont chercher en profondeur pour calmer mes tensions musculaires. La musique méditative d’ambiance me relaxe, les parfums qui flottent dans la pièce aussi. Je me sens bien. Mon visage se détend contre le skaï de la table de massage qui encercle ma tête, je sens les muscles se relâcher. Je bave de bien-être, je vois même un filet couler le long de ma bouche, ça va finir par goutter sur le sol. Peut importe, je me sens bien.
Ça change de la noirceur habituelle de mon corps. Celle qui ronge dans les profondeurs des tissus. Qui grignote sous la peau comme en surface la confiance et la perception de moi-même. De mes membres qui vivent leur autonomie sans prévenir de la douleur qui va frapper, et à quel endroit. Les jambes les cervicales les bras la mâchoire ou toute autre région qui tout à coup manifeste son existence par un stimuli douloureux. La découverte des endroits inconnus de ma corporéité, l’enveloppe sous ma chair, les fascias et trajets nerveux. Un monde sous-terrain. Mon monde sous-terrain. Des douleurs musculaires, articulaires, des spasmes comme des endroits raides, tendus, irrités, qui tiraillent ; des impatiences, des zones qui fourmillent, se crispent, se contractent. Sans raison apparente. Mon corps en alerte maximale. Des moments moins intenses, où la douleur reste cependant suffisamment présente et sournoise pour être épuisante. Corps calvaire. Parfois la sensation que mon cerveau se liquéfie, que la mémoire et le langage se barrent aussi vite que mes yeux deviennent embués et vitreux de fatigue. Des signaux troubles, difficiles à dire, à décrire, à comprendre. Encore plus pour les autres. Toutes ces sensations corporelles qui me donnent envie de disparaître ensevelie sous la boue, sous un cataplasme argileux qui aspirerait toutes ces douleurs traumas et impuretés pour m’apaiser. Récurer mes inquiétudes, assainir mes pensées, frotter frotter frotter tout nettoyer.
Non, aujourd’hui je résiste. J’ai bien fait de me payer un spa. C’est peut-être le meilleur moyen de prendre soin de moi au final, une petite cure thermale, un moment de détente hors du temps. De ralentir le rythme, de me relaxer. Venir en cure car on est incurable, pas mal. Je ne donnerais plus aux autres la responsabilité de mon bien-être. Peut-être que c’est là, maintenant, à cet instant, que je me sens 100% libre d’anxiété.
Mes pensées m’échappent, divaguent, deviennent plus abstraites tandis que mes mains balancent dans le vide. Le froid de l’endormissement me mord les doigts de pieds. Je me laisse porter par l’ambiance duveteuse de la pièce, le calme s’installe. Je flotte, la musique se fait de plus en plus lointaine, jusqu’à ne plus discerner les mélodies. Je respire profondément avant de me laisser totalement croquer par le sommeil…
Un silence est perceptible. Celui d’un corps assoupi, allongé sur cette table, sous une serviette de coton blanc. La silhouette se détache dans une atmosphère légèrement vaporeuse. Une brume chargée de particules d’huiles essentielles, expulsées d’un diffuseur à intervalles réguliers pour se mélanger à l’humidité ambiante, celle entretenue dans l’établissement thermale, provenant des bains, hammams et saunas situés plus loin dans le couloir. La lumière est tamisée, se reflète ici ou là sur les petits carreaux de mosaïque ocres, verts et bleus qui composent le plus grand pan de mur.
Une deuxième silhouette, celle de la masseuse, se déplace autour de la table, jouant un jeu d’ombre à travers les rayons lumineux. Ses mains circulent sur le corps endormi. Le dos, la nuque, le crâne, les bras, les mains, puis le sens inverse avant de passer aux orteils, pieds, talons mollets, mollets talons pieds orteils. Même chose de l’autre côté du corps. Les gestes auparavant lents et posés deviennent un peu moins subtils, un peu plus nerveux, moins maîtrisés. Le cœur cogne dans sa poitrine, s’accélère tout comme sa respiration qui devient plus courte, jusqu’à que ça se mette à frapper contre ses tempes, dans sa tête.
Le cœur cogne dans ma poitrine, ça frappe dans ma tête. Ça tape tape tape tape tape tape parce je n’en peux plus de cette journée. Je suis fatiguée. Je sens que la tendinite de mon biceps droit se réactive à force de masser, masser, masser… Celle-là est tendue comme pas permis, plus fort plus fort qu’elle m’a dit. J’ai mal aux pouces, j’ai mal aux bras. Mais je dois continuer à sourire, être de bonne humeur. Et cette musique, cette musique pseudo relaxante apaisante d’ascenseur que je ne supporte plus. Qui a osé composer ça ? Les parfums d’huile et crème de rose musquée poudrée périmée, les fausses pétales de fleurs qui collent aux crocs et que je retrouve chez moi ; les mains grasses, toute cette douceur me dégoûte. La gerbe. Inspire expire, inspire expire, stay focus. C’est la dernière patiente de ta journée, après tu pourras rentrer. Aller chercher le gosse, le baigner le nourrir le coucher, préparer ses affaires pour demain, me faire à manger. C’est moi, qui suis loin d’être couchée. Pas de « grand soin rituel » ou « d’escapade douceur ». Encore une journée où je n’aurais eu le temps de rien pour moi. Je suis 100% pétrie d’anxiété.
Manon Didierjean vit et travaille à Bruxelles. Elle écrit, cherche (beaucoup) et parle de livres (beaucoup) car elle est aussi libraire. Diplômée d’un master à l’ERG, son travail d’écriture prend plusieurs formes narratives (fiction, récit, essai) en lien avec des formes d’édition hybrides et indépendantes. Cette pratique de recherche et d’écriture s’articule avec son métier de libraire, qui est l’occasion d’animer des rencontres avec des auteur·ices mais aussi d’enseigner. En 2022, elle édite un magazine intitulé Star Goui·nes et contribue entre autre au fanzine Cinema Diva.