J’ai plus de soixante ans et j’ai un titre d’invalidité depuis treize ans. Le résultat de politiques publiques françaises qui consistent à sortir les chômeurs puis les malades des statistiques. Ou alors la prétention d’un agent de l’Assurance maladie du Var qui a voulu monter en grade ou simplement faire son travail. Face à mon corps voûté et à mes yeux exorbités, il a affirmé « c’est moi qui décide ». La maladie dont j’ai été diagnostiquée il y a vingt ans, la fibromyalgie, ne fait pas partie de la liste. Celle des affections longue durée (ALD) répertoriées par le ministère de la Santé. Pourtant je suis invalide. Et vieille depuis. Et je me demande si ma tare ne serait pas plutôt celle d’être une femme. De surcroît, âgée de plus de cinquante ans au moment de cette décision, aux faibles revenus et un peu basanée.
Je suis vieille mais je n’ai pas encore un pied dans la tombe. La maladie dont je souffre est invisible. Elle n’est pas mortelle. Elle n’est pas incurable non plus. Les médecins – dans ce texte, je vais utiliser ce mot non pas pour parler des médecins en tant qu’individus mais du système médical dont ils dépendent – ne peuvent cependant pas soigner cette pathologie. Ils sont d’accord entre eux pour la rendre supportable aux malades. En l’état actuel de la science, ils ne peuvent pas mieux faire. Ils nous « accompagnent », histoire qu’on ne ressente pas qu’on en a pris pour perpette, qu’on ne s’en sort pas, ou si peu, ou avec tellement d’aménagements, de changements de vie, de traitements, plus ou moins coûteux, pas pris en charge par la sécu. Ce qu’ils sous-disent volontiers c’est que ce « nous » recouvre très majoritairement des femmes. Elles occupent le haut du tableau des ALD. En 2022, au niveau national et toutes pathologies confondues, les femmes sont plus touchées par des maladies chroniques avec comorbidités que les hommes (78%)1. En somme, les femmes vivent plus vieilles mais avec une qualité de vie pourrie. En particulier, les femmes en douleur sont incurables sans le savoir parce qu’elles vivent.
Pour la seule fibromyalgie, le taux de prévalence féminine oscille entre 80 et 90% selon des estimations peu documentées2. Sa prise en charge médicale et sanitaire est très mauvaise. Les patientes connaissent un périple thérapeutique pouvant dépasser sept ans. Un vrai parcours de la combattante. Nous devenons des aventurières de l’arche médicale : médecine générale, neurologie, rhumatologie, algologie… On s’entend dire qu’on est folle, que nos symptômes, très nombreux, relèvent de la psychiatrie. On ne nous croit pas. On nous fait ingérer des médicaments de toutes sortes : antidépresseurs, antiépileptiques, anesthésiques, antidouleurs, etc. Sans effet. Sur les conseils de bonnes copines ou de magiciens de la santé, on essaie des massages en tout genre ou des régimes alimentaires. Sans effet. Une fois le diagnostic posé, le système de santé change de cap. Il nous propose des activités physiques adaptées (APA). Le Zabulon du sport-santé. Elles sont pratiquées en hôpital, en ville donc, ou ailleurs mais alors pas prises en charge par l’Assurance-maladie. Et voilà. Si on est une femme qui souffre de douleur chronique, pauvre ou en milieu rural, ou les deux, on devient incurable sans que cela soit dit.
Le danger de mort nous est étranger. Alors les médecins ne nous prennent pas au sérieux. Il faut bien dire qu’hormis le bistouri et la prescription médicamenteuse pour éradiquer le bobo au moment où il apparaît, les médecins sont peu équipés. Peu formés aussi. Ou mal. Dans les facs de médecine, des imaginaires, des croyances, des clichés datant de l’Antiquité, ont la dent dure. En particulier sur la douleur des femmes. Elles seraient habitées par leurs humeurs changeantes. Leurs chromosomes les trahiraient tout en les maintenant plus longtemps en vie que leurs congénères masculins. Et puis, elles seraient un peu hystériques tout de même. La vulgate médicale le dicte : elles en font des caisses quand elles ont mal. Se plaignent sans raison. Sont faibles. Sauf au moment de l’accouchement, elles sont fortes, elles y arrivent. C’est tellement beau ! Passée la ménopause, elles deviennent inutiles, voire inintéressantes aux yeux des médecins. Hormis les gynécos qui s’évertuent à prescrire des hormones. Si en plus, elles souffrent de troubles inflammatoires, psychiatriques ou nutritionnels, c’est qu’elles ont adopté de mauvaises habitudes de vie. Elles en ont trop fait. Elles ont joué les Wonder Women ou ont fumé, bu, voyagé. Trop. Toujours trop. Ou alors c’est génétique. Jamais sociopolitique.
Ces représentations et autres interprétations sont imbriquées avec d’autres imaginaires hérités du colonialisme. Les femmes racisées sont encore moins prises au sérieux. Leur douleur serait « normale ». En particulier, leur corps noir serait plus immunisé, plus fort, plus endurant que celui des Blanches tout en étant « naturellement » offert, ouvert au viol, aux expériences, aux fantasmes les plus exotiques. Les femmes nord-africaines exagéreraient leurs symptômes. De vraies bêtes de foire. Des bêtes qui surjouent leurs douleurs. S’ajoutent, s’entremêlent, se cumulent des imaginaires liés au patriarcat. À l’hétéronormativité. Les lesbiennes ne sont pas plus prises au sérieux. Elles seraient alternativement des chochottes ou des vrais mecs. Mais ratés. Des fiottes qui se plaignent. Alors femmes racisées lesbiennes malades, elles cumulent les préjugés et s’en trouvent in-soignées. Même pas jugées incurables. Juste suspectes. Limite perverses.
Ce mépris des patientes en douleur, s’accompagne d’une assurance inaltérable du fait savant. Un médecin ne peut pas dire « je ne sais pas ». C’est contre sa religion. Or il crée de l’ignorance qui oblitère les savoirs acquis par l’expérience de la maladie. Savoir prendre du temps, savoir écouter, savoir comprendre les nouveaux comportements et besoins générés par la maladie, savoir apprendre les multiples méthodes de soulagement de la douleur, de la casse du corps, savoir s’adapter au fonctionnement de l’Assurance maladie, aux institutions et aux praticiens de santé, savoir s’informer des politiques publiques, savoir garder un sens critique des soins proposés, du fonctionnement du système médical, savoir s’arranger avec la société validiste, savoir expliciter sa maladie, c’est-à-dire dire son comment plutôt que son pourquoi, savoir lier penser et agir, c’est-à-dire lier sa compréhension de la maladie, de la dépendance au système médical et de l’aliénation qu’elle produit, à son action pour les dépasser, savoir exprimer sa solidarité avec d’autres malades, savoir être force de proposition de révolution des politiques de santé. Tous ces savoirs font peur aux différentes institutions et corps de métier car ils les déstabilisent. Alors, une vision collective du soin, celle des patientes, est rendue impossible, invisible, bafouée, simplifiée, réduite à un ensemble de perceptions individuelles de victimes soumises. Les « solutions » restent personnalisées. Finalement, les médecins ne peuvent pas nous apporter un soin (cure en anglais) pas plus qu’ils ne peuvent prendre soin de nous (care en anglais toujours). C’est à nous de le faire, chacune dans notre coin. On est « incarable » et les médecins incurables, indécrottables.
Et on vieillit avec cette double carapace. Celle de ce corps estampé de la douleur chronique qui doit être supportable et celle de la déshumanisation que nous vivons. Car l’abysse que nous connaissons entre ce que nous ressentons et ce que perçoivent tous les autres est monumental. S’ajoute une inconnue : la vieillesse. On n’a pas appris à l’école, à l’université, en travaillant, en mûrissant à quel point notre corps se détériore. À quel point c’est chaque jour surprenant. Humiliant même. Se lever la nuit pour faire pipi, et encore s’il n’est pas trop tard, s’accroupir dans les dunes, dans les bois ou dans les champs pour s’approcher de la flore ou de la faune et ne pas pouvoir se relever, sentir ses os si friables qu’on hésite à bouger, découvrir ses viscères sécher, ne plus entendre ou si mal, voir flou, encore plus flou et se faire opérer des yeux sans broncher… Des symptômes apparaissent qui sont jugés normaux. D’autres maladies aussi. Cette normalité nous cloue au pilori. Structurée par une ignorance délibérée, au service du rejet des non-productifs et des non-reproductives, elle est le stigmate de l’incurie des sociétés occidentales.
J’ai beaucoup hésité pour le titre de ce texte. J’avais pensé à « Être vieille et invalide, une impasse », un peu trop informatif, « Ni jeune ni bien portante, point de salut ! », pas mal, ou encore « Vieillir invalide : une incurie ? », une provocation. Je vous laisse juger mon ultime choix.
5 mars 2024
Remerciements à Peggy Pierrot
- Les pathologies relevant de l’ALD qui présentent des taux élevés de prévalence féminine sont la « scoliose structurale évolutive » (82%), les « périarthrite noueuse, lupus érythémateux aigu disséminé, sclérodermie généralisée » (78%), la « polyarthrite rhumatoïde » (74%), la « sclérose en plaques (73%) et la « maladie d’Alzheimer et autres démences » (72%). Assurance maladie, « Effectif, prévalences et caractéristiques des bénéficiaires d’une ALD en 2022 », 20 novembre 2023, <https://assurance-maladie.ameli.fr/sites/default/files/2022_ald-prevalentes_serie-annuelle.xls>. ↩︎
- Ministère de la Santé, « La fibromyalgie », 11 mai 2023, < https://sante.gouv.fr/soins-et-maladies/prises-en-charge-specialisees/douleur/article/la-fibromyalgie#:~:text=La%20fibromyalgie%20ou%20syndrome%20fibromyalgique,de%20prise%20en%20charge%20adaptée>. ↩︎